dimanche 3 février 2013

Kinaï





- Mais qu’est-ce que c’est que ça ?
- C’est beau, n’est-ce pas ? répondit Kalyaste. C’est un temple tibétain de la région de Jamir, la demeure de Kiki depuis qu’il est tout petit. Après la dernière guerre sainte, en 1990, on ne savait plus ce que pourrait nous réserver l’avenir. Alors il a transporté le temple jusqu’en Grèce, étage par étage. Un travail de titan qui lui a demandé cinq ans. Aujourd’hui il vit ici, auprès des autres chevaliers, et ce lieu est à la fois sa résidence et son atelier.
- Incroyable.
- Touriste !
Myrien suivit Kalyaste jusque devant une porte à l’aspect récent en comparaison de l’antique tour.
- Pourquoi l’a-t-il ramené ici au lieu de simplement déménager son atelier ? Comment il a fait ?
- Kiki est un descendant du peuple de l’Atlantide et bénéficie de pouvoirs de psychokinésiques puissants. La forme même de cette construction a pour objectif de l’aider à converger des énergies cosmiques. Ça l’aide pour son travail. Enfin, si ça t’intéresse vraiment, il t’expliquera. Entrons.

La chambre dans laquelle il s’était réveillé une heure plus tôt était un hôtel quatre étoiles en comparaison de la rigueur dans laquelle semblait vivre ce Kinaï. Les murs nus et délabrés laissaient passer le soleil et le vent. Au rez-de-chaussée, le sable s’insinuait entre chaque pierre et donnait l’impression de visiter une ruine antique. D’ailleurs, n’était-ce pas le cas ?
L’espace à l’intérieur n’était pas aussi vaste qu’il ne l’avait cru depuis l’extérieur. C’était une pièce ronde de huit ou dix mètres de diamètre, tout au plus, et lorsqu’ils empruntèrent un escalier et arrivèrent au deuxième étage, la salle était décorée à l’identique, avec moins d’espace. Ils grimpèrent ainsi, en silence, jusqu’à ce qu’ils rencontrent le fameux réparateur d’armure au quatrième. Ici, la pièce n’excédait pas les cinq mètres d’un bout à l’autre. C’était poussiéreux et le sol, froid en dépit de la chaleur à l’extérieur, était jonché de débris, de pièces de métal, d’outils, de pots, d’urnes, de récipients, d’étagères et d’instruments dont la manipulation et l’emploi échappaient au jeune homme.
Là, ils firent face à…

- Kiki ! Comment tu vas ?
Myrien était étonné de retrouver chez Kalyaste le ton enjoué qu’il connaissait chez Simon. Finalement, l’un et l’autre n’étaient-ils pas la même personne ?
Leur hôte, vêtu très simplement d’un pantalon et d’une chemise de toile blancs-gris, se releva et quitta la poussière pour aller à leur rencontre. Il était grand, robuste et portait au-dessus du biceps gauche un bracelet en or épais d’une dizaine de centimètres. Ses yeux étaient d’un bleu presque transparent et ses cheveux longs coiffés en catogan étaient roux flambant comme ceux de Sélène. Sur son front était tatoué deux points bleus, à l’image de certains indiens, mais en double.
Quand l’homme arriva à leur niveau, il rit bruyamment comme un enfant et serra Kalyaste dans ses bras en le soulevant du sol. Aux yeux du jeune homme, le rôle de l’enfant venait de changer d’un seul coup.
Sans prévenir, l’homme attrapa Myrien et lui fit subir le même traitement avant de le reposer comme s’il ne pesait rien et de lui flanquer une tape amicale sur l’épaule. Riant, il s’exclama enfin :
- Alors, bonhomme ? C’est toi le nouveau chevalier d’Orion ? Myrien, c’est ça ?
Sa voix était plus aiguë qu’il ne l’avait imaginé au vu de sa corpulence. Mais avec sa jovialité naturelle, le décalage n’en était plus vraiment un. Immédiatement mis à l’aise, il répondit naturellement et avec le sourire.
- Oui, on dirait bien que c’est moi ! Et, euh, ça va, vous ?
Sur cette question, le grand roux partit d’un rire à la hauteur de sa grande taille.
- Tout le monde me plaint ici à Jamir, mais moi je m’y plais. J’ai passé autant de temps entre ces murs que dans le reste du monde, alors oui, ça va. Bon, ta petite amie est déjà passée me rendre visite. Tu veux découvrir sa nouvelle armure en exclusivité ?
Le rouge lui monta aux joues.
- Ce n’est pas ma…
- Mais oui ! Mais oui ! Allez viens, je vais te montrer ça.
Ce qu’il découvrit un étage plus haut ressemblait indéniablement à un loup. Mais à une armure ?
- Alors ? demanda le maître d’œuvre avec une fierté non dissimulée.
Myrien ne savait pas quoi dire. C’était une sorte de sculpture de loup à partir de pièces d’armures. Vue comme ça, que pouvait-il en dire ? Il avait peur de gaffer et de répondre à côté de la plaque, aussi opta-t-il pour la sécurité.
- C’est très beau ! fit-il en adoptant un ton admiratif. On sent que vous y avez passé des heures.
Bon, vu la réaction des deux autres, il avait effectivement gaffé. Kinaï se tourna vers son ami en armure et pointant Myrien du pouce.
- Il est pas éveillé ?
Kalyaste fit non de la tête avec un air désolé. Mais désolé pour qui ?
- Tout s’explique. Ça ne va pas être de la tarte avec lui !
- Je peux te l’assurer. D’ailleurs, je vais vous laisser faire. Il y a une louve en liberté qui réclame mon attention. Myrien, lança-t-il en s’éloignant déjà vers l’escalier, je t’attendrai au champ d’entrainement dès que tu auras fini. On a des choses à voir. A toute à l’heure !
Et il disparut.
Kinaï ne laissa pas une seconde au nouveau chevalier et le tira par le bras jusqu’au septième étage où il le fit s’asseoir sur le sol nu.
- On va tenter quelque chose pour t’aider un peu, dit-il. Ferme les yeux maintenant et attend ici.
Myrien s’exécuta alors que Kinaï s’éloignait, se demandant s’il allait se faire ausculter d’une manière ou d’une autre. Mais il l’entendit revenir un instant plus tard et disposer des objets autour de lui. Ensuite, le propriétaire des lieux s’assit contre le mur quelque part dans son dos.
- Comment tu te sens ?
- Bien, répondit naturellement Myrien. J’ai beaucoup dormi à ce qu’il parait donc je me sens prêt à courir un marathon, plaisanta-t-il.
- Nan, pas comme ça. Ferme les yeux mais profites-en pour regarder en toi-même. Essaie de te ressentir, au plus profond de toi. Analyse, cherche ce qui trotte dans ton cœur. (Il laissa s’écouler une bonne minute durant laquelle, les yeux toujours fermés, Myrien chercha une sensation autre que son bien être physique. Quand Kinaï ressentit la différence, il demanda à nouveau : ) Et maintenant, comment tu te sens ?
- Pas… Moins bien, fit-il, les sourcils froncés.
- C’est mieux. Tu peux développer ?
- J’ai une sensation bizarre dans la poitrine. Ça m’étonne que je ne l’aie pas ressenti dès le réveil car maintenant elle semble plus présente que jamais, mais je savais que je l’avais déjà avant. C’est juste que je ne m’en étais pas rendu compte. C’est… étrange.
- C’est normal, petit. Qu’est-ce que tu peux me dire encore ?
Myrien fouilla au plus profond de lui-même et chercha à détailler son sentiment.
- Je me sens déconnecté. Appelé et retenu. C’est l’amure qui est autour de moi, c’est ça ?
- Okay tu peux rouvrir les yeux.
Myrien les rouvrit et effectivement, tout autour de lui étaient éparpillés des bris de métal violet et noir. L’armure d’Orion.
- Et maintenant ?
- Maintenant tu es réceptif, répondit l’autre en se replaçant face à lui et lui intimant de se lever. Maintenant, nous allons pouvoir travailler sur toi et chercher les atomes crochus entre ta cosmo-énergie et le cosmos d’Orion, qui est aussi le tien désormais. A partir de ça, certaines choses vont se dégager et je saurai qu’elle forme doit adopter l’armure pour qu’elle te corresponde vraiment.
- Je ne comprends pas, avoua Myrien.
- L’ancienne armure était violette, avec des pointes noires en divers endroits. Sur les coudes, les genoux… L’ancien propriétaire, Jaga, était reconnu pour être un puissant guerrier, valeureux, avec un cosmos agressif. Son armure reflétait sa personnalité, si tu veux. Maintenant on va tâcher de faire la même chose avec toi. Tu vas te concentrer sur ta cosmo-énergie et ton cosmos, ce sont deux choses différentes. Ce sont ton énergie intérieure et la puissance que tu sens dans les étoiles. Je vais alors t’analyser avec mon propre pouvoir, chercher, fouiller en toi. Dégager des pistes, si tu veux. Une matière de base pour le dessin de l’armure. Ensuite, quand je serai bien imprégné de ce que tu es, tu pourras me laisser travailler.
Quelques minutes plus tard, ils s'étaient mis au travail.

L’opération fut laborieuse et Kinaï n’avait pas cessé de répéter que Sélène, au moins, avait des disponibilités certaines pour la manipulation du cosmos, ce qui n’était pas le cas de son nouveau « client ». A la fin, Myrien en avait mal au crâne.
Quand tout cela fut terminé, deux bonnes heures s’étaient certainement écoulées et tous deux étaient soulagés d’en voir le bout. Myrien remercia le chevalier qui réparait les armures. Pas le temps de discuter, il devait retrouver le champ d’entrainement où l’attendait Kalyaste et, il l’espérait, Sélène.

A nouveau seul dans sa tour, Kinaï partit chercher de la poudre d’étoile, le marteau et le burin de son armure, du Star Iron et un bocal rempli d’un liquide épais rouge sang. Quand tout fut soigneusement entreposé dans la petite salle du neuvième étage, à côté d’un feu de forge qui le fit instantanément ruisseler de sueur, il repartit chercher les pièces d’armure et son tablier de cuir.
Le travail d’orfèvre allait débuter. Ce gamin, il n’était vraiment pas comme les autres. Une cosmo-énergie digne de celle des chevaliers d’or, la maîtrise et la conscience en moins. Ce p’tit gars l’avait sacrément inspiré et ce qu’il allait créer ne ressemblerait en rien à l’ancienne armure. Peut-être resterait-il, en toute logique, une légère teinte violette car l’armure était très marquée par son ancien détenteur. Mais il n’y aurait certainement rien de plus.
Coup de marteau.
Il voyait déjà la puissance qui se dégagerait d’une telle armure quand il lui aurait redonné vie.
Coup de marteau.
Il allait la recommencer. Tout reprendre. De A à Z.
Coup de marteau.
Petit à petit, les gestes devinrent automatiques. Kinaï le restaurateur d’armure était en transe, perdu dans un espace que lui seul connaissait, entre sa conscience, sa cosmo-énergie et son cosmos.
- Ça va envoyer du pâté, c’est moi qui vous l’dis !

Laissant Kiki à son œuvre, Myrien se rendit auprès de Kalyaste.
- Bon, tu viens ? lui fit joyeusement Sélène en lançant un regard de défi empreint d’un sourire à ravager les cœurs.
- Pour, euh, je, quoi ?
- Pour un duel d’entrainement, répondit Kalyaste à sa question incompréhensible.
Myrien était pris au dépourvu. Il voulait protester, dire que se battre avec une femme n’était pas bien, qu’il ne pourrait jamais la frapper, même pour s’entraîner. Mais ni le chevalier ni Sélène ne lui laissèrent le choix.
Ichi arriva à ses côtés pour le mettre en garde, en riant.
- Attention, c’est une sacrée batailleuse ! Elle en a démonté deux depuis ton départ.
- Ichi s’occupe de la formation de Sélène depuis notre arrivée, précisa Kalyaste. Elle a montré un véritable talent dans l’utilisation de sa cosmo-énergie, contrairement à toi. Donc l’idée n’est pas de voir qui de vous deux se débrouillera le mieux à ce stade, mais de compter combien de secondes tu tiendras face à elle.
- Allez, le bleu, fit Sélène pour en rajouter une couche, fais pas ta mijaurée. Tu veux peut-être une démonstration avant ?
- Et elle remet ça ! s’exclama Ichi.
- C’est une bonne idée. Ivan ! appela le Serpentaire. Tu vas changer de partenaire. Duel avec Sélène jusqu’à ce que l’un de vous deux finisse au tapis. Pas de règles.
Sans rechigner un instant ni même montrer une once d’hésitation, un jeune homme accourut et se posta face à la jeune fille. Lui était visiblement sérieux et concentré. Elle avait le sourire.
Myrien, Kalyaste et Ichi prirent place sur les premières marches des gradins.
- Il y a beaucoup d’élèves, fit remarquer Myrien.
Ichi rit à sa manière si particulière. Son crâne chauve luisait sous le soleil de plomb.
- Pas tant que ça si on sait que seulement un sur cent parvient à obtenir une armure. Et encore faut-il que le centième en question en ait les capacités. Ça fait vingt ans qu’on cherche des chevaliers, et hormis Kiki, seuls deux y sont parvenus.
- Qui sont les deux autres ?
- Le premier c’est le Peintre, mais c’est un peu spécial. Comme le Burin, ce n’est pas un chevalier qui  se limite au combat. L’autre, c’est…
- Taisez-vous tous les deux, le combat commence.

Les deux combattants saluèrent brièvement, se tenant à bonne distance l’un de l’autre. Immédiatement après, le dénommé Ivan prit l’initiative en fonçant droit sur Sélène.
Coups de poing, coups de pied, esquives du genou, projections, courses, tentatives de plaquage, tout y passait. Ivan faisait montre d’une grande maîtrise de l’art du combat. Ses mouvements étaient carrés, nets, précis et puissants. Myrien avait un mal fou à suivre ce qui se passait devant ses yeux. Sélène semblait plus timorée, mais le sourire qu’elle affichait dès qu’elle était mise en difficulté montrait le plaisir qu’elle éprouvait à combattre et à se sortir des pires situations. A la force, elle préférait l’esquive. Au sérieux de son adversaire, elle contrait par le sourire moqueur et s’autorisait même parfois quelques remarques. De quoi bien entamer le calme de l’autre combattant. Aux techniques complexes et réfléchies d’Ivan, elle proposait l’originalité en partant sur le côté, en se pliant en arrière avec souplesse ou en rabaissant son corps presque jusqu’au niveau du sol. A la maîtrise que représentait Ivan, Sélène choisissait l’instinct. Et pour ça, elle était très forte. On avait l’impression qu’elle ne se décidait à bouger qu’au tout dernier moment, à chaque fois c’était tout juste. Mais contre toute attente, ça passait et elle s’en sortait très bien jusque là. Mais les deux se fatiguaient, l’un à attaquer, l’autre à esquiver. Et ensemble, ils se déplaçaient dans l’arène. Ou plutôt, Ivan courait après Sélène comme un chien courant après un chat.
Tout se joua en quelques secondes lorsque sans s’en être rendue compte, Sélène se retrouva dos à une marche de pierre plus haute qu’elle-même. Son sourire disparut aussitôt. Myrien voulut intervenir mais Ichi l’en empêcha.
- Fais-lui confiance, un peu. Et si elle perd, ça ne lui fera pas de mal non plus.
Alors Myrien se rassit et continua à observer la scène, soucieux.

Ivan s’autorisa un sourire, enfin. Il arma son bras et envoya un poing légèrement scintillant. Durant cette unique seconde, Sélène envoya du sable avec son pied dans les yeux de son adversaire et décolla du sol dans un même mouvement. Elle agrippa le haut de la pierre, releva les genoux sur sa poitrine pour laisser passer l’attaque à l’aveugle de son adversaire et poussa de son dos sur la pierre pour se jeter derrière lui. Lorsqu’elle se retourna dans les airs, Myrien crut distinctement voir un loup en chasse. A peine eut-elle atterri qu’Ivan se retourna  et retenta son punch de boxeur. Sélène donna soudain l’impression d’onduler. Sa tête se décala à droite, le poing la suivit, puis elle glissa vers le bas et remonta à gauche, se laissant frôler par le coup, et approcha dangereusement de l’autre qui n’était plus en position d’esquiver quoi que ce soit.
Chacun se jetant vers l’autre dans son élan, Sélène décida de relever son genou et le lui flanqua dans les côtes, au niveau du poumon. L’homme partit en arrière, cogna durement la roche, utilisa le rebond pour retenter une frappe, mais le visage de la jeune rousse était déjà bien trop près et la tête d'Ivan repartit en arrière après que le front de Sélène l’eut percuté avec force.
Ivan se cogna l’arrière du crâne et, sans perdre une seule demi-seconde, la jeune femme lui colla un violent coup de paume sur le front. Ivan percuta une troisième fois la pierre qui s’était maintenant fissurée. Ne relâchant à aucun moment son avantage, elle le saisit aux cheveux et l’entraîna dans les airs comme si l’autre n’avait été qu’une poupée de chiffon. L’instant suivant, Ivan se faisait étaler sur le sol avec un claquement sec. A sa manière de regarder le ciel, tous comprirent qu’il serait sonné pour plusieurs minutes. La petite rousse se tint droite, les poings sur les hanches avec un grand sourire d’enfant fier. Le combat était terminé.

Myrien n’en croyait pas ses yeux. Sélène l’avait emporté, et haut la main ! Avait-elle fait exprès de se retrouver coincée ? Pour utiliser son environnement ?
Toujours souriante, elle lui envoya un clin d’œil, le pouce levé en signe de victoire. Pas très sexy.

Lorsqu’elle revint jusqu’à eux, Ichi lui fit la morale.
- Tu t’épuises trop avec toutes tes esquives inutiles ! Pourquoi tu n’as pas couru directement jusqu’à une marche, hein ?
Mais Myrien n’écoutait pas. Il se demandait comment il allait pouvoir s’en sortir quand ce serait son tour de combattre.
Soudain, il eut du mal à déglutir.